Sauvons le Lycée Schoelcher

Commémoration de l'abolition

 

UNE EXCELLENTE INITIATIVE*

 

            « Monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, décidément, plus rien n’est simple dès qu’il s’agit des départements d’Outre-Mer. Les avatars du projet gouvernemental portant sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage en sont une preuve supplémentaire.

            Prenant acte du fait que dans la plupart des départements d’Outre-Mer s’est instituée comme spontanément, M. Sablé a raison, une journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage des noirs – je parle bien entendu de la mesure prise en 1848, la seule effective – le Gouvernement socialiste a décidé de donner son aval, si je puis dire, à cette coutume, de l’officialiser, de la consacrer. Il propose, par ce projet de loi, de faire du jour anniversaire de l’acte d’émancipation une fête officielle, un jour férié. Cette initiative, excellente à tous les points de vue, n’a pourtant pas eu l’heur de plaire à tous.

            C’est ainsi que ce malheureux texte, tellement simple par ailleurs, a reçu du Sénat un traitement curieux. Il a été tellement transformé, tellement dénaturé, tellement défiguré qu’il en est devenu méconnaissable.

            D’abord, toute référence à l’année 1848 disparaît. On nous renvoie à pluviôse an II, comme si les deux dates étaient inséparables l’une de l’autre, à ceci près, soit dit en passant, que la décision prise en pluviôse an II n’a été que théorique et que l’abolition effective devait avoir lieu plus de cinquante ans plus tard, le 27 avril 1848.

            Puis, pour éviter de faire de la date anniversaire de ce jour glorieux une journée chômée, le Sénat fixe autoritairement la commémoration au « premier dimanche qui suit la date anniversaire du 16 pluviôse an II ».

            Je suis frappé, pour ma part, par l’attachement sénatorial au calendrier républicain. Et si j’osais être irrévérencieux, je proposerais mieux encore : revenir aux jours supplémentaires que ce calendrier avait réservés pour les fêtes civiques et fixer la célébration de notre date anniversaire non pas au premier décadi de pluviôse mais à la première sans-culottide de l’année.

            Mais soyons sérieux et employons un langage moins sibyllin pour les travailleurs appelés à participer, eux les premiers, à une fête que nous voulons très large et que nous devons  nous garder de confondre avec n’importe quel jour de repos dominical.

 

            Et puis, il y a une deuxième bizarrerie sénatoriale. Elle consiste à insérer, dans le texte très clair du Gouvernement, une manière d’hymne au statut départemental. Il s’agit là d’une initiative particulièrement malheureuse, car elle a pour conséquence d’introduire, dans le texte qui eût du faire l’unanimité, de mesquines et d’indécentes préoccupations partisanes.

            En somme, par les soins de certains, ce texte, comme depuis quelque temps tous ceux qui concernent l’Outre-Mer, devient un prétexte  à polémiques  et à chicanes.

            Cela dit, j’estime que le Gouvernement a été bien inspiré de revenir à son texte primitif. L’objet en est simple et est précisé dans l’exposé des motifs : il s’agit de célébrer l’événement qui s’est passé il y a cent trente quatre ans  lorsque la IIe République décrétait, les 4 mars et 27 avril 1848, que nulle terre française ne pourrait plus porter d’esclaves.

            A cet événement est lié le nom de celui  qui l’a inspiré, proposé et presque imposé, Victor Schoelcher.
            Victor Schoelcher, qui est-ce ? Que de fois n’avons-nous pas entendu cette question lorsque, au lendemain de son élection à la présidence de la République, François Mitterrand eut l’admirable pensée d’aller déposer une rose, la troisième, sur la tombe de l’abolitionniste.

            Victor Schoelcher, qui est-ce ? Eh bien, Victor Schoelcher c’est, pour résumer en trois mots, un humaniste, un militant des droits de l’homme, un socialiste.

            Quand je dis « un socialiste » entendons-nous bien. Le socialisme de Victor Schoelcher n’est pas une doctrine d’économie politique ; c’est avant tout une éthique. Les phrases clefs de son œuvre me paraissent être celles-ci : « Si l’on dit une fois que ce qui est moralement mauvais peut  être politiquement bon, l’ordre social n’a plus de boussole. La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière. La liberté d’un homme est une parcelle de la liberté universelle. Vous ne pouvez toucher à l’une sans compromettre l’autre tout à la fois. Un principe en socialisme, c’est le cerveau en physiologie, c’est l’axe en mécanique. Sans principes respectés, il n’y a plus de société ».

            Et je ne résiste pas à la tentation de le citer encore : « La liberté individuelle est antérieure à toutes les lois humaines : elle fait corps avec nous, et aucune puissance imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel. L’homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force, l’adresse ou la trahison ; et pour l’esclave, comme pour le peuple opprimé, l’insurrection est le plus saint des devoirs ».

 

            C’est de phrases de ce genre qu’il faut partir, je crois pour comprendre l’œuvre de Victor Schoelcher. Je veux dire qu’il faut admettre, une fois pour toutes, qu’à l’origine de son engagement militant, il y a d’abord une postulation éthique et une exigence morale.

            Aussi bien est-ce le même mouvement qui porte Victor Schoelcher  vers les ouvriers de son pays, les ouvriers de son temps, victimes désignées d’un capitalisme sauvage, et vers les Noirs d’Afrique, raflés par la traite, ou les Noirs des Antilles et d’Amérique, dont le travail et la sueur alimentèrent jadis ce que les marxistes appellent « l’accumulation primitive ».

            Tout cela, aux yeux de Schoelcher, c’était le même combat : le combat pour la raison, le combat pour la justice, le combat pour les droits de l’homme.

            En tout cas, ce qu’il y a de remarquable dans ce combat, c’est la ténacité, la persévérance, l’acharnement même avec lesquels Victor Schoelcher le mena pendant plus de cinquante ans. Rien ne l’arrêta, ni les préjugés, ni les insultes, ni l’outrage, ni la calomnie. Avec un indomptable courage, il tint bon et, dans un secteur limité mais significatif, il finit par l’emporter.

            C’est cette victoire que nous souhaitons voir commémorée, la victoire d’un homme, dont nous voulons que la mémoire soit gardée et désormais largement célébrée, comme nous voulons que soit célébré le souvenir du martyre et de l’héroïsme des héros anonymes, issus tous de ces peuples, jamais résignés, qui périodiquement, se levèrent, génération après génération, pour revendiquer et pour combattre.

 

            J’ai parlé de l’action et de l’œuvre de Victor Schoelcher. Or, de cette œuvre, de cette action, on assiste depuis quelque temps à des tentatives sournoises de dénaturation, on dirait maintenant de récupération. Certains – et on n’y a pas manqué au Sénat – n’ont pas oublié d’insister sur le fait que Victor Schoelcher est le premier à avoir employé les mots « départements d’Outre-Mer », et ils n’ont pas hésité à revendiquer Victor Schoelcher comme un parrain de l’assimilationnisme antillais. Bref, dans la bataille qui se livre autour du problème du statut des Antilles ou de la Réunion, c’est à qui mobilisera Victor Schoelcher, dans ses propres rangs.

            A mon avis, l’entreprise est vaine et, à la limite, déloyale. Il ne faut pas demander aux hommes du siècle dernier de résoudre des problèmes qui ne se posaient pas à eux. Le problème qui se posait à Victor Schoelcher, ce n’était pas de choisir entre centralisation et décentralisation, entre paternalisme et responsabilité, entre identité culturelle et acculturation. C’était, condition première de tout futur débat, celui, élémentaire, de la liberté de tous les hommes, quelle que fût leur race ou leur couleur, et celui de l’égalité de tous devant la loi. La finalité de l’action de Schoelcher n’est pas un statut juridique, mais la qualité et la valeur de la condition humaine.

            Victor Schoelcher était certainement partisan de l’extension de la loi française à des hommes exposés, livrés sans loi à l’arbitraire des maîtres sans foi ni loi. Mais il n’était pas partisan de l’immobilisme politique. Il n’était pas partisan de la confiscation du pouvoir local entre les mains de quelques-uns, toujours les mêmes.

            Et s’il était partisan, et un partisan acharné, de l’instruction publique conçue dans l’optique de son époque, il était, pour avoir dépouillé avec une admirable curiosité les écrits de tous les explorateurs et de tous les historiens de l’Afrique, les Caillé, les Mollien, les Mungo Park, pour avoir eu, l’un des premiers, la révélation de la valeur et de l’éminente dignité des civilisations africaines jusqu’à lui méconnues et ravalées au rang de la barbarie, il était, dis-je, trop conscient de tout cela pour que l’on puisse aujourd’hui s’autoriser de lui pour approuver ou soutenir une politique de nivellement des identités régionales et de laminage des peuples.

            En conclusion, monsieur le secrétaire d’Etat, l’initiative du Gouvernement pour permettre pour tous la commémoration, dans des conditions de dignité, de la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1848 est une excellente initiative. Elle permettra de rappeler la figure d’un homme qui fut l’un des premiers combattants de la cause des droits de l’homme. Elle permettra aux Antillais et aux Réunionnais  de prendre une plus claire conscience de leur passé et d’être ainsi mieux à même de préparer leur avenir. Elle permettra à tous de se rappeler que le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné, et que c’est tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré.

 

*La décision du gouvernement d’officialiser commémoration de la date anniversaire de l’abolition de 1848

 

 

Source, JORF, Intervention d’Aimé Césaire à l’Assemblée Nationale, le 17/12/1982

 



10/08/2008
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