Sauvons le Lycée Schoelcher

Discours lors de la distribution des prix du pensionnat colonial

DISCOURS LORS DE LA DISTRIBUTION DES PRIX

DU PENSIONNAT COLONIAL

 

            Monsieur le Gouverneur,

            Monsieur le Chef du Service de l'Instruction Publique,

            Madame la Directrice du Pensionnat Colonial,

            Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

 

            Je ne songe pas à nier l'embarras qui fut le mien lorsque le Chef du Service de l'Instruction Publique me fit le grand honneur de me demander de présider la distribution des prix du Pensionnat Colonial.

            Je ne voyais ni à quel titre légitime je pouvais prétendre à cette présidence ni de quel sujet je pouvais entretenir votre assemblée féminine.

            Cependant, mes premières hésitations domptées par le rappel opportun de la dualité qui veut que le Maire de Fort-de-France soit, en même temps, ce qu'il est convenu d'appeler un ami de la poésie, une conviction est venue m'aider et me fortifier : la conviction, Mesdemoiselles, que nous parlons encore un peu le même langage, que nous adorons les mêmes dieux, que nous sommes, à des grades différents, sectateurs de la même secte, la plus étrange et la moins orthodoxe de toutes.

            Qu'est-ce qu'un poète, en effet, sinon un homme qui, sourd à toutes les injonctions de la logique, s'obstine à croire que la nuit est aussi claire que le jour, que le jour est aussi mystérieux que la nuit ; qu'il y a des mots pour arrêter ou précipiter le temps, pour apaiser les fauves ou découvrir les trésors, un homme qui, avide d'aller pour y voir à l'envers des choses, soupçonné d'être aussi riche que leur endroit, force pour cela l'allure de la pensée et dont toute la pauvre science maudite n'est que savoir ouïr et capter les merveilleux messages qui à toute minute crépitent inaudiblement sur les ondes des pays d'outre Raison ?

            Or, tel est le sort de ces mystérieux royaumes d'outre Raison, que ceux qui se targuent de penser en ont toujours fait un apanage féminin.

            Je ne parle pas de Giraudoux, de ses hymnes à la fois poétiques et cocasses où la femme et la poche d'air qui permet aux oiseaux de voler, connaissent au-dessous de la vie, des secrets appartements où jamais ne monte l'homme, car il aurait le vertige, car trop lourd, il fût tombé avant le millième barreau, je ne songe pas à l'aimable auteur d'ondine et d'intermezzo, mais je songe aux raisonneurs, mais je songe aux philosophes.

            Ce serait une statistique amusante à faire, que de chercher dans la littérature raisonnable combien de fois se trouve la conjonction du mot femme et du mot imagination, enveloppés dans une même réprobation.

            Pour les cartésiens, c'est un fait bien établi, que la raison est masculine et l'imagination féminine. Je n'en veux pour preuve que certaines pages de la recherche de la verite  où après avoir déclaré (conformément d'ailleurs à l'enseignement de faculté de descartes) que les différences qui existent dans la faculté d'imaginer proviennent de l'agitation plus ou moins grande des esprits animaux qui dessèchent plus ou moins les fibres du cerveau, malebranche ajoute ces mots pleins de fausse science et de malicieuse irrévérence : «La délicatesse des fibres se rencontre ordinairement dans les femmes et, c'est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens. C'est aux femmes à décider les modes, à discerner le bon air e les belles manières… Tout ce qui dépend du goût est de leur ressort, mais pour l'ordinaire, elles sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir… Une bagatelle est capable de les détourner ; le moindre cri les effraye ; le moindre mouvement les occupe. Enfin la manière et non la réalité des choses suffit pour remplir toute la capacité de leur esprit, parce que les moindres objets produisant de grands mouvements dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent, par une suite nécessaire, dans leur âme, des sentiments assez vifs et assez grands pour l'occuper tout entière».

            Quant à spinoza, autre cartésien plein de mépris pour les données de l'imagination qu'il confond avec les croyances aveugles sous le nom de « connaissances du premier genre » je me fonde, pour le soupçonner de n'être pas un grand admirateur de l'esprit féminin, sur certaines lignes du traité théologico-politique consacrées aux prophètes de l'antiquité hébraïque et à l'esprit de la prophétie. «Il est certain, écrit-il, que Salomon excellait entre les hommes par sa sagesse ; il ne l'est pas, qu'il eut le don de prophétie. Héman, Darda, Kalcol étaient des hommes d'une profonde érudition, et cependant ils n'étaient pas prophètes, au lieu que des hommes grossiers, sans lettres, et même des femmes comme Hagar, la servante d'Abraham, jouirent du don de la prophétie. Tout ceci est parfaitement d'accord avec l'expérience. Ce sont en effet les hommes qui ont l'imagination forte qui sont les moins propres aux fonctions de l'entendement pur, et réciproquement les hommes éminents par l'intelligence ont une puissance d'imagination plus tempérée, plus maîtresse d'elle-même, et ils ont soin de la tenir en bride, afin qu'elle ne se mêle pas avec les opérations de l'entendement».

            S'il fallait passer à d'autres types de pensée et à d'autres écoles philosophiques, franchissant les siècles, c'est à Proudhon et à la sociologie que je m'arrêterais. En vérité je ne peux résister au plaisir de vous citer telle page de verve bouffonne et indignée où le sociologue Proudhon se fait prendre en fragrant délit de sottise et d'injustice : «J'ai fait une petite fille, constate-t-il, qui, à trois ans, cherchant des mots pour les choses qu'elle voit, appelle un tire-bouchon «clé à la bouteille» ; un abat-jour, «chapeau de la lampe» ; l'éléphant du jardin des plantes, «pied de nez» ; un glaçon, «pierre de glace» ; les dents de son peigne, «doigts de peigne» etc…

            Et commentant ces charmantes et poétiques trouvailles de l'imagination enfantine, Proudhon conclut méchamment : «Cette enfant a toute sa philosophie qu'elle aura jamais et qu'une femme par sa propre force peut acquérir : des à peu près, des analogies, de fausses ressemblances, des drôleries, des variantes tout au plus ; mais rien de défini, ni analyse, ni synthèse, par une idée adéquate, pas ombre d'une conception».

            La vérité est qu'on ne saurait exprimer moins galamment cette idée juste, que la femme est moins soumise à la tyrannie de la logique parce qu'elle est plus fidèle au cosmos ; qu'elle a moins de méthodes parce qu'elle a plus de nostalgie ; que la femme (mémoire de l'espèce) a conservé, intact, le souvenir des merveilleux saisissements qui ont marqué les premières expériences de l'humanité, du temps que le soleil était jeune et que la terre était molle, et qu'à tout prendre ce qu'on appelle «l'irréalisme de la femme n'est que la volonté de rendre à la pensée sa force démentielle», bien sûr, sa force aberrante, je le concède, mais aussi sa force de propulsion, de création et de renouvellement.

            Contre cette assertion, il est vain d'invoquer le lieu commun que l'humanité ne doit aux femmes aucune découverte signalée. Il est vain de dire comme Proudhon : «J'ai demandé au Ministère du Commerce quelle était la part des femmes dans les inventions officiellement déclarées, et voici ce qui m'a été répondu : depuis le 1er juillet 1791, époque où la Loi sur les brevets d'invention fut mise en vigueur jusqu'au 1er octobre 1856, il a été décerné 54. 108 brevets, tant d'invention que de perfectionnement. Sur ce nombre, 5 ou 6 ont été pris par des femmes pour articles de mode et nouveautés. Tant il est vrai que l'homme invente, perfectionne, travaille, produit, nourrit la femme ; elle n'a même pas inventé son fuseau et sa quenouille».

            Contre cette affirmation réactionnaire, il me plaît d'invoquer la phrase révolutionnaire du poète Rimbaud, cette phrase combien plus sage et plus féconde que je détache d'un des hymnes les plus vibrants qui ait jamais été écrit à la louange de la faculté créatrice et qui n'est pas autre chose que la fameuse lettre de Rimbaud à Paul Démény : «Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme –jusqu'ici abominable- lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Elle trouvera des choses étranges. Nous les prendrons, nous les comprendrons».

            Et maintenant, Mesdemoiselles, vous comprenez que je n'avais pas tord de dire tout à l'heure que nous avons partie, en quelque sorte, liée ; que nous sommes passibles de la même justice, qu'au tribunal du monde nous sommes redevables des mêmes responsabilités, et que dans la grande ébauche de l'œuvre universelle, nous sommes bénéficiaires des mêmes qualifications.

            Eh bien, Mesdemoiselles, c'est pour tout cela que j'ai accepté de prendre la parole devant vous, pour vous dire une chose infiniment grave, une chose qu'il vous appartient à vous plus qu'à tout autre d'entendre : que nous avons sur les bras une civilisation à refaire.

            Je ne cèderai pas au désir de dramatiser. Je ne vous dirai pas qu'elle est morte subitement, la civilisation. La vérité est que, depuis longtemps, elle était bien malade : tant de secousses lui avaient été imprimées, tant de crises graves l'avaient secouée, tant de convulsions l'avaient ébranlée, tant de commotions l'avaient frappée qu'une grande faiblesse lui était venue qu'elle cachait dans je ne sais quel étourdissement. Pour ma part je me souviens d'avoir vu les plus sages hocher la tête en sa présence. Et je me souviens aussi que vers les années 1930 un homme, un poète, Paul Valéry avait poussé un cri d'alarme et qu'il avait prononcé la phrase restée célèbre depuis : «Nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles». Mais en vérité, cette mort de la civilisation dont l'idée ne pouvait surprendre ni le philosophe ni l'historien, il nous semblait- qu'elle ne dût être longtemps encore qu'une vue de l'esprit et j'ose employer cette expression, la pathétique angoisse d'une intelligence trop prévoyante.

            Eh bien, Mesdemoiselles, des années ont passé et voilà, la même voix qui d'après Plutarque fit jadis Tibère retentir la nuit italienne de la grande nouvelle que Pan était mort, cette même voix s'est de nouveau élevée sur le monde et a jeté à tous les échos la parole terrible : «La civilisation est morte».

            Ce qu'a proclamé la grande voix, la vieille angoisse humaine plus vive que jamais le proclame à son tour. Aussi loin que le regard, le sang, le désespoir, la mort, l'épouvantable allégresse des goules et des stryges saluant l'ultime avatar de l'homme, toutes les vertus humaines dévoyées, le courage ne se signalant que par l'homicide, l'intelligence se reconnaissant une seule propriété : celle d'être meurtrière, la foi et la passion reconnaissables au seul écho de la chute dans l'abîme, tout frappé, tout menacé, des villes qui s'effondrent sur leurs jarrets, assénées comme le bœuf sous la masse, des villes blessées, des villes géantes, des villages retournés en poussière, des villages dont le vent même ne sait plus nom, des hagards couchés avec des moissons silencieuses de cadavres, des famines, des pestes, et sur la face nue de la terre, les peuples cherchant on ne sait quel chemin sur les confins brumeux de la peur et de la folie.

 

            Alors, Mesdemoiselles, je dis qu'il faut reconstruire la civilisation. Je dis que c'est la tâche grandiose qui s'impose à votre génération. Je dis que c'est la tâche grandiose qui appartient à la France.

            Qu'elle est donc émouvante, l'humanité, toute nation y jouant son rôle, et il y a celle qui s'affaire aux prospections de la matière, et l'autre est le pèlerin du ciel, et il y a le héraut de la joie, et il y a la moissonneuse des souffrances et il y a la marcheuse de route et il y a la rêveuse d'oasis. Mais le tout qui le pensera ? Mais l'homme qui le dira ? Mais des organes isolés qui tirera le corps vivant ? Et précisément semble être le rôle de la France non seulement d'accomplir son particulier devoir, mais d'établir le tout, mais de susciter la parfaite configuration, mais de former des efforts divergents, le monde.

            Et je pense à l'admirable littérature française dans son comportement si singulier, si influençable, si influencée, et elle puise au Nord, et elle puise au Midi, mais en même temps si puissante et largement souveraine, qu'elle fait bénéficier de son ombre ou de son soleil et le Nord et le Midi.

            L'antiquité cherche, progresse, s'épuise, mais qui de cette gigantesque expérience tire la claire leçon ? C'est un Français, c'est Montaigne. La théologie médiévale, patiemment, lourdement, scholastiquement s'essouffle, ahane aux éternels problèmes. Et qui en dégage la vue humaine ? C'est un Français, c'est Pascal.

            Et voici l'armée des matérialistes anglais, les Shaftesbury, les Loke, les Bolingbroke. Et qui de leurs cogitations obscures fait jaillir l'incendie par quoi s'éclairera le destin de l'homme ? C'est un Français, c'est Voltaire.

            Eh bien, quand une littérature se montre si docile aux influences et en même temps si largement protectrice ; quand elle accepte si royalement de toute main grande ouverte ; quand elle se veut si accueillante mais aussi si généreuse, perméable à toute l'humanité mais ouverte sur toute l'humanité, n'est-ce pas pour la nation qui l'a produite de signe d'une mystérieuse élection ?

            Mesdemoiselles, c'est à cause de cela, c'est à cause de cette constante fonction que le monde a reconnue à la France et que la France s'est reconnue à elle-même, que je dis que sommation est aujourd'hui faite à la France de sauver le monde du désespoir et de la désagrégation. Et si le hasard veut que ce soit à une assemblée féminine que je m'adresse tout particulièrement aujourd'hui, j'ose ajouter que je ne me plains pas de ce hasard, car ma conviction personnelle est que c'est toujours d'un excès de raison et jamais d'un excès d'imagination que les sociétés meurent. Ma conviction personnelle est que la plupart des catastrophes humaines (individuelles ou collectives) viennent de ce que, à un certain moment, les sources de l'imagination individuelle ou collective n'ont pas pu ou n'ont pas su fonctionner à la hauteur du besoin et du péril.

            Singulièrement, ma conviction est que si la civilisation née à la fin du moyen âge est aujourd'hui morte, c'est qu'elle a laissé le vertige s'emparer de l'esprit humain, sans compenser le brusque agrandissement de l'univers par un contrepoids humain de foi, de chaleur, de tiédeur et d'enracinement.

            Alors je dis qu'il faut refaire le monde.

            Il faut que l'architecte rebâtisse la maison. Il faut que le citoyen rebâtisse la cité. Il faut que l'homme politique rebâtisse l'Etat. Ni la main ne doit être lasse, ni la pensée ne doit s'arrêter de fournir. Bloc sur bloc, moellon sur moellon, il faut faire jaillir du sol et lancer dans les airs un nouvel édifice qui témoigne pour l'humanité. 

Je dis qu'il faut refaire le monde.

            Quand je dis refaire, n'allez pas croire qu'il s'agit, en une œuvre de patience archéologie, de déblayer les décombres, de ramasser les débris, de recimenter des ensembles, d'exhumer et de respecter les plans du passé.

            Non, ce qu'il nous faut, c'est avec une seule superstition (celle de la vie, de la vie qui continue certes mais ne se répète jamais) ce qu'il nous faut, c'est chercher et découvrir la pierre d'angle jamais choisie pour ériger la demeure humaine toujours rêvée.

A moins de s'arrêter à la parole désespérée de Baudelaire : «Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu'est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?». A moins de donner dans le pessimisme masochiste de l'auteur des « Fleurs du Mal », je dis qu'il faut rebâtir le monde et sur de nouveaux dessins.

            Je ne me donnerai pas le ridicule des fabricants de monde nouveau. Je ne rivaliserai ni avec Fourier prévoyant dans ses moindres détails l'organisation du Phalanstère de ses rêves, ni avec Cabet délimitant la géographie de son Icarie.

            Cependant, je trahirais mes devoirs de guide bénévole, si je ne vous indiquais quelques principes généraux, quelques principes de base et d'équilibre.

            Ces principes, bien des hommes d'Etat, bien des philosophes les ont exposés ou popularisés ; toutefois, c'est chez nos amis les poètes, que nous en trouverons l'expression la plus frappante et la plus dramatique.

            Le poète que j'ai choisi de consulter aujourd'hui, c'est le poète le plus dur, le plus âpre, le plus sauvage, c'est le poète moderne dans sa définition la plus authentique, je veux dire le moins bucolique et le plus infernal des poètes, c'est Arthur Rimbaud. Dans son œuvre maîtresse, « Une Saison en enfer », il y a un moment magnifique, un moment que je qualifierai de mélodieux, un moment où les blasphèmes se modèrent, où les grincements de dents s'apaisent, où les sifflements de feu et les soupirs empestés s'éteignent, et alors monte de cette œuvre cruelle pleine de tous nos crimes et de toutes nos révoltes, monte un chant merveilleusement limpide. Que dit ce chant ? Le voici dans toute sa force ingénue et terrible : «Quand irons-nous par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer, les premiers ! Noël sur la terre ? Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie».

            Paroles merveilleuses et qu'il suffit de décanter de leur charme poétique pour qu'elles deviennent l'indicatif le plus clair et le plus précis.

            Oui, c'est bien ce qu'il nous faut au sortir de notre enfer : une société de liberté vraie, de justice vraie, de fraternité vraie où dans la jubilation des cieux profonds et de son cœur insondable l'homme enfin conquis à lui-même salue le grand dégel de la promesse et de la joie.

            Qu'il me soit permis de m'expliquer.

            Oui ou non, trouverons-nous la formule originale d'une société où ne soient permises l'aliénation de l'homme et son exploitation par son semblable ?

            Oui ou non, trouverons-nous le secret d'une société humaine si merveilleusement déliée, si ingénieusement sensible que la moindre injustice, la moindre parcelle de misère humaine y pèseront sur la conscience affinée de l'homme d'un poids insupportable ?

           

            Oui ou non, trouverons-nous la formule d'une société telle qu'on y verra se résoudre autrement que de manière verbale, l'antinomie de l'ordre et de liberté ?

            Oui ou non trouverons-nous le secret d'une morale qui ne sera pas une mutilation grossière et qui comme remède au désordre individuel, trouvera autre chose que la névrose et l'inquiétude ?

            Oui ou non découvrirons-nous le secret d'une société où le sens de la beauté ne sera pas le monopole de quelques artistes coupés du peuple, mais où, du plus riche au plus pauvre, du plus doué au moins instruit, la poésie selon le mot de Lautréamont, sera faite par tous, non par un ?

            Oui ou non, inventerons-nous une forme telle de relations humaines que l'on pourra sans naïveté exiger de la morale internationale qu'elle se confonde avec les prescriptions de la morale inter-individuelle ?

            Oui ou non, créerons-nous à l'homme une conscience si délicate que la guerre ne lui semblera pas seulement la nécessité cruelle d'un monde imparfait, mais une pensée inconcevable ?

            Oui ou non trouverons-nous le secret d'une société où la science de la matière cessera de séparer l'homme de l'univers, de séparer l'homme de lui-même et de son prochain, d'isoler l'homme pour mieux l'éteindre et mieux le détruire ?

            Eh bien, Mesdemoiselles, voilà sous leur forme la plus acérée quelques-uns des dilemmes qu'il vous sera donné de résoudre ! Voilà dans leur plus grande urgence, quelques-unes des questions dont la résolution marquera l'avènement de cette étape de l'humanité qui seule, en définitive, méritera le beau nom de Civilisation.

            Eh bien, savez-vous ce qui, à ce tournant décisif est demandé et requis ? Ce n'est pas la petite prudence qui n'a jamais évité à l'homme les grandes catastrophes. Ce n'est pas l'esprit de mesure, à propos duquel Bernanos faisait une magistrale mise au point lorsqu'il disait : «C'est la prudence des imbéciles que la société moderne, par un extraordinaire abus de mots qui eût frappé de stupeur les anciens Grecs, nomme l'esprit de mesure, comme s'il était d'autre mesure à des valeurs qui dépassent infiniment le champ de sa propre vie». Ce qu'il nous faut, ce n'est pas la pensée froide et compassée, ce n'est ni le calcul ni le bon sens. C'est ce petit grain de folie qui faisait que Colomb, sourd et résolu mettait à la voile vers quelque Inde lointaine et trouble et trouvait l'Amérique sans la permission des savants. Ce qu'il nous faut c'est l'ivresse du départ, c'est le grand vent du large, c'est l'exaltation saline, c'est la chimère, c'est l'allégresse, c'est la découverte. Ce qu'il nous faut en cet aujourd'hui si froid et si meurtrier, c'est pour le salut de l'homme, la levée audacieuse des vannes de l'imagination.

            Et si je dis que, seule, l'imagination peut traquer le réel par l'ardeur de l'utopie, peut forcer la vue par l'éclat de la vision, peut compléter le paysage par la juxtaposition du mirage, et si j'ajoute enfin que seule l'imagination peut balayer les formes inadéquates qui ne peuvent plus véhiculer le courant de la vie on comprendra ce que je veux dire, lorsque j'affirme que seule l'imagination peut faire aujourd'hui que le monde soit autre chose que ce roc foudroyé ou qu'un écho détruit.

            Certes, il est des moments où l'homme doute de lui-même. Et comment ne douterait-il point ? Son intelligence, sa force, son industrie retournées contre soi, ses grandeurs piétinées par ses petitesses, ses passions empoisonnées à leur source, la terre au devant de lui vide, au- dedans, le cœur mort, mais il n'est jamais si mort en vérité que l'imagination ne puisse y exciter encore le vieux fanatisme humain pour la vie et pour la liberté.

            Et la voilà, la puissance salvatrice. Grâce à l'imagination, il y aura toujours en l'homme, même vaincu, même désarmé, un lieu clos où accueillir dans un retentissement inépuisable et fécond, la parole qui délivre, la parole qui guérit, la parole qui fait que parfois les morts sortent de leurs tombeaux, que des peuples brisent les fers de l'esclavage et que des races maudites lèvent subitement un front pur et vainqueur sous la voûte de géhennes :

 «Est-ce la pensée du prophète que j'énonce ou suis-je en proie au délire ?

  … Et ces choses que soudain j'aperçois, que signifient-elles ?

            Comme si quelque miracle, quelque divine main dessillait mes yeux.

            De vastes formes ombreuses me sourient à travers l'air et le ciel.

            Et sur les vagues lointaines voguent des navires sans nombre.

            Et j'entends en des langues nouvelles des hymnes qui me saluent».

            Si je vous lie ces vers, Mesdemoiselles, c'est parce que je sais qu'ils sont de ceux qui peuvent éveiller en vous un sentiment d'audacieuse complicité. Et c'est parce que j'en suis convaincu que je suis heureux de vous parler aujourd'hui. Si c'est à vous qu'il convient d'ouïr les grandes plaintes, c'est aussi à vous qu'il convient de répéter les paroles des découvreurs d'horizons.

            C'est à vous qu'il appartient de recueillir les dernières paroles de ceux pour qui le monde se défait ou se refait avec des battements d'ailes et des plissements de lumière. C'est à vous qu'il convient d'entendre le testament de ceux qui disent avec notre grand Apollinaire :

            «Soyez indulgents quand vous vous comparez à ceux qui furent la perfection et l'ordre

Nous qui quêtons partout l'aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis

Nous voulons vous donner de vastes et d'étranges domaines

Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir

Il y a là des feux nouveaux, des couleurs jamais vues

Mille phantasmes impondérables

Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se sait

Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir

Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

De l'illimité et de l'avenir

Pitié pour nos erreurs, pitié pour nos péchés ».

Mesdemoiselles, je n'ai pas la naïveté de croire que quelques paroles officielles prononcées devant quelques jeunes filles d'une île petite et en marge du monde puissent en quoi que ce soit influencer le destin du monde. Cependant je dois vous l'avouer, à vous voir réunies pour les entendre, je me sens plus confiant en l'avenir. À vous voir assemblées pour attendre la récompense d'une année de travail, de courage, d'intelligence, à vous voir heureuses d'avoir évité plus d'un récif et doublé plus d'un cap, je me sens plus certain de demain. La nuit a beau japper lugubrement à la face de la terre, demain brille déjà de ses bourgeons mal éclos, de ses promesses lucides. Et je dis parodiant le bréviaire et Claudel : Quae est ista que progeditur quasi aurora consurgens ?

Quelle est celle qui s'avance comme l'aurore qui se lève ?

Et je réponds : c'est l'espérance. Elle s'avance légère, diaphane, et son pied touche les mers, elle s'avance, elle court mais déjà ce n'est plus l'aube, c'est le feu pur de midi où brasillent les matériaux de l'ombre et l'architecture de la peur, et voici sur la plaine, l'éblouissement comme au premier jour de la Terre.

 

Source Cercle Charles Péguy de l'UJRF (Union de la Jeunesse Républicaine de France)

 



10/08/2008
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